Quand les femmes construisent l’Histoire
Contribution au thème des journées du patrimoine,
(Histoire locale)
Vies de femmes :
Yveline Maillet fête ses 90 ans avec le club Renaissance
Interview de Yveline Maillet en 2010 pour son 90ème anniversaire,
fêté avec la Mairie de Saint-Auban et l’Association de la Renaissance
1-Vous êtes arrivée à Saint-Auban en 1955 et vous y résidez depuis plus de 50 ans. Mais vous êtes née à Tébessa dans le département de Constantine, en Algérie, à la frontière tunisienne ?
Yveline : Oui, le 2 novembre 1920. À l’époque, c’est-à-dire il y a 90 ans, les Français étaient depuis 50 ans en Algérie puisque la conquête remonte à 1830. Constantine était un des trois départements d’Algérie avec Alger et Oran. Ils fonctionnaient comme des départements français. Tébessa se trouvait au Sud-ouest, près de la frontière avec le Sud tunisien. C’est une région boisée, pas très loin des Aurès.
2-Comment votre famille était-elle arrivée en Algérie ?
Mon grand-père, Jacques Bussetta, était un immigré italien, venu de l’Ile de Pantelleria au sud de la Sicile. Il était maçon et les Bussetta de Tunisie se sont installésés comme entrepreneurs en travaux publics. Mon père, de prénom Jean , français par le droit du sol puisque né en Tunisie, département français, a d’abord fait son service militaire puis travaillé dans l’entreprise de maçonnerie familiale. A la seconde guerre mondiale, quand la maçonnerie a moins bien marché, il avait pris la charge d’une coupe de bois près de Tébessa qui est une région boisée, comme je l’ai dit. Il avait fait son service militaire dans cette ville de Tébessa, importante pour sa garnison et ses grandes casernes. C’est pourquoi il avait sur place des relations et des garanties pour postuler un poste de garde forestier. On le lui a accordé. Ma mère, -ma vrai mère- Mathilde Therme, venait de l’Ardèche, du village de Sablière, à côté de Joyeuse.
3-Votre "vraie maman" ? Vous avez donc eu deux mamans ?
Oui, ma mère est décédée en 1932, quand j’avais 12 ans, de la fièvre typhoïde. Ma sœur Jacqueline n’avait que 8 ans ! Mon papa s’est par la suite remarié avec Raymonde ma « seconde maman » et ils ont eu 3 autres enfants : Claude, mon seul frère, et deux filles, mes demi-sœurs donc, Chantal qui est à Rouen et Danièle qui est à Bordeaux.
Ma sœur Jacqueline née en 1924 a travaillé plus tard dans l’hôpital d’un grand centre militaire où résidaient plusieurs régiments et c’est là qu’elle a connu son mari, François. Ils sont ensuite allés 4 ou 5 ans en Guinée puis plusieurs années à l’ambassade française de Rome, et pour finir à Paris où il est entré à la Défense nationale. Ils ont pris leur retraite à Nice car son mari était niçois.
4-Vos parents s’étaient-ils connus sur place en Algérie ?
Oui. La famille de ma mère venait, je vous l’ai dit, de l’Ardèche. Mais cela remontait à 50 ans auparavant, au début de la colonisation. Quand l’armée a pris possession de l’Algérie, on proposait des terres pour s’y installer et les colons sont arrivés. C’était le cas de mon arrière-grand-mère maternelle, Marie Léonard, qui y était arrivée à l’âge de 3 ans. Voilà ce qui s’était passé : Elle était née à Pau en 1840 mais elle devient là bas orpheline de sa maman à 3 ans. Le père de Marie demande alors à sa sœur (ou belle-sœur, je ne sais plus) de s’occuper de la petite Marie. Cette Tante était cantinière, employée dans l’armée comme son mari, et ils sont mutés à Tébessa ou plutôt ils entrent dans Tébessa avec l’armée qui vient occuper la ville et ils s’y installent en 1843. C’est ainsi que mon arrière grand-mère maternelle a vécu en Algérie dès 1843. Cette petite fille, arrivée à l’âge de 3 ans, se marie à 19 ans avec un suisse qui était aussi en Algérie en pleine construction. Il s’appelait Baptiste Barifi et venait de la région de Lugano. Oui, mon arrière-grand-père était Suisse. Ils ont eu, en 1860, une fille : ma grand-mère. Ils l’appellent également Marie (comme Marie sa propre mère). Cette seconde Marie épouse à son tour Jean Therme qui était ardéchois et avait été envoyé en Algérie faire son service militaire, à Tébessa justement. Souvent ces jeunes-gens en garnison se marient avec des jeunes filles du lieu pour qui un militaire représente une promotion sociale. De son côté, en tant que fille de Suisse, elle était aussi considérée comme un bon parti. Ils auront trois filles, dont ma mère, Mathilde, en 1897.
A un certain moment, Marie ma grand-mère (née Barifi, épouse Therme) devient veuve. L’histoire est très triste et je n’aime pas la raconter. Son mari, mon grand-père maternel, Jean Therme, a été tué dans son jardin en 1914. Il tenait un moulin à 7 ou 8 km de Tébessa. Il y avait autour un magnifique jardin. Je l’ai vu ce moulin, des années plus tard. Il était en ruines mais il y avait encore des poires sauvages, des épinards, du persil sauvage. Pour Pâques, on y allait encore chercher des herbes pour les plats de saison. L’endroit est magnifique. Du temps de mon grand-père, des enfants du lieu venaient souvent voler les fruits des arbres fruitiers. Et une fois mon grand-père les a vertement grondés. Probablement aussi les parents qui laissaient faire les enfants ou même les envoyaient prendre des fruits. Le père des enfants lui a tiré un coup de fusil dans le dos. Marie, sa veuve, effrayée (c’était de surcroît pendant la première guerre mondiale), décide de rentrer en France chez sa belle-mère Therme, en Ardèche, à Sablière, elle et ses 3 filles - dont ma mère Mathilde qui avait alors 18 ans-. (Les 2 autres sœurs avaient plus de 20 ans). Elles aidaient à ramasser les châtaignes.
Quoique l’Ardèche soit une terre de protestants, ma grand-mère et ses filles étaient catholiques très observantes. Il y avait un prêtre dans cette famille. Il fallait faire 4 km pour aller à la messe mais on n’y manquait pas. Elles sont restées à Sablière 3 ans jusqu’à la grippe espagnole en 1918. Là, elles ont préféré retourner en Algérie pour fuir cette épidémie. C’est ainsi que ma mère Mathilde a pu connaître mon père puis se marier avec lui quand Jean Bussetta était jeune militaire. Moi, je suis née tout de suite après en 1920 et ma sœur Jacqueline en 1924. Plus tard, je me marirai avec un ami de mon père, Jean Maillet. Or il se trouve que mon beau-père Albert Maillet qui était ingénieur des Ponts et chaussées , avait acheté une ancienne usine à Cabrillan et cette maison restera un point de reférence pour toute la famille. C’était une ancienne filature de soie. Il y avait de la place pour tous et pour les générations à venir : Nous aussi nous y sommes allés tous les 2 ans, ma sœur Jacqueline et moi avec nos parents. C’est de l’appartement des anciens propriétaires de cette fabrique à Chabrillan que me viennent différents objets par exemple le chaudron.
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Et la belle pendule.<docxx
5-Comment se sont-ils connus ?
C’était dans les cercles militaires de Tébessa. Il y avait beaucoup de réceptions et de bals où allaient les jeunes filles accompagnées de leurs parents. C’est là qu’ils se sont rencontrés. Lui connaissait bien les habitudes du pays. Ayant grandi et fait ses études en Tunisie (au Bardo, où il y a maintenant le grand musée carthaginois), il connaissait non seulement les meurs et coutumes des habitants mais aussi la langue arabe.
6-Comment avez-vous rencontré votre propre mari ?
Mon père était entrepreneur de maçonnerie, sculpteur aussi. Il connaissait mon futur mari qui travaillait dans les eaux et forets. Mon mari avait 15 ans de plus que moi. On s’est mariés pendant la seconde guerre mondiale en 1943. Impossible d’avoir des vêtements de noce. Je n’ai pas pu me marier en blanc, ni ma sœur qui s’est mariée en 1949.
De Tébessa où habitaient mes parents, nous sommes allés habiter avec mon mari dans une maison forestière à 1300m d’altitude. C’était à 25 km de Tébessa. On voyageait avec le cheval. Ce n’était pas comme maintenant. Les gardes forestiers montaient à cheval. Le bois était coupé pour le débiter en bois de chauffage ou pour les constructions. Dans notre maison forestière, une partie du bâtiment appartenait au garde français, l’autre moitié au garde algérien. On disait Arabe plutôt qu’Algérien. Il y avait à proximité de cette maison un hameau ou quelques gourbis. Les jeunes filles me demandaient souvent du travail. Il y avait une jeune fille de 13 ans qui me disait « j’aimerais travailler chez vous ». Mon mari parlait bien arabe (et italien aussi). Il avait un diplôme d’arabe militaire et d’arabe courant. Une fois à Saint-Auban, vers 1960, un arabe lui a demandé son chemin. Mon mari lui a répondu si clairement en arabe que l’autre lui a dit « tu es un des nôtres ? » Pour comprendre cette phrase, il faut la remettre en contexte : l’Algérie n’a été indépendante qu’en 1962. En 1960, on était encore en pleine guerre. Pour un Algérien, il y avait donc « les nôtres » (indépendantistes et soutenant le Front de Libération Nationale FLN) et… les autres.
7-Comment les garçons et les filles se rencontraient-ils ?
Il y avait les bals de l’armée. Le bal de la Croix rouge par exemple.
8-De votre petite enfance, vous souvenez-vous des bruits, des odeurs, des paysages ?
A Tebessa, nous habitions près du marché arabe. Il y avait les odeurs et les bruits habituels des moutons et des chevaux. Je me souviens du jardin de mon père avec ses figues de barbarie. Il y avait une tonnelle qui sentait le chèvrefeuille. Ce sont les odeurs de toute ma jeunesse. Et puis il y a toutes les saveurs de la cuisine algérienne. Ma mère faisait une cuisine simple mais plus épicée qu’ici, surtout pour le couscous, avec de l’agneau et du poulet. On apprenait à rouler la graine avec de la semoule moyenne. Mais avec celle plus fine, on pouvait faire des gâteaux : on mélangeait avec des dattes molles qu’on écrasait et qu’on pétrissait avec de la cannelle, de l’huile et un peu d’eau chaude. Puis on faisait cuire ces boudins de dattes sur le gaz ou au four dans un peu d’huile. J’ai appris à mes filles à les faire et aussi à Joëlle Rochas à qui j’ai enseigné à confectionner les triangles de samoussa avec du bœuf, du persil arabe, ou encore le tagine, les makrouds.
9-Quels sont les jeux de votre enfance ?
Nous avions une mallette avec des jeux de dames, de petits chevaux, de l’oie. J’y joue encore avec ma petite-fille Sarah !
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Nous jouions aussi au loto, à la bataille, au mistigri. Si on perdait il arrivait de devoir faire un gage. Parfois on noircissait le visage du perdant ! A l’école, on jouait à la marelle. Les garçons aux billes. Nous étions séparés entre école des filles et des garçons.
10-Vous souvenez-vous de votre temps à l’école ?
A Tébessa, nous allions dans une école religieuse, l’école Saint-Joseph, dans la section des filles, tenue par des religieuses. Elles étaient sévères. Mais la mère supérieure m’a pourtant fait cadeau d’un missel à ma communion. Nous n’avions pas de blouses d’uniforme. Ce n’est que plus tard, à l’école publique, que j’ai porté une blouse noire. A l’école religieuse, il y avait l’école des pauvres et l’école des riches. Oui, parce que c’était payant ! Nous étions mélangées européennes et algériennes. Mais il n’y en avait pas beaucoup. On les mariait jeunes. A quinze ans on retirait les filles de l’école et on les enfermait. Certains pères ne voulaient pas les laisser plus longtemps à l’école.
On y suivait la messe tous les jours et on devait aussi prouver qu’on allait à la messe le dimanche. On nous enseignait l’écriture, les maths, le chant. On n’enseignait pas l’arabe dans l’école française, mais on le comprenait. J’apprenais le piano chez mes parents. Je suis allée à l’école après le Certificat jusqu’à la veille du brevet. Puis mon père s’est remarié. Ma belle-mère était malade et mon père m’a dit : "Tu t’occuperas de ton frère et de ta sœur. "
11-Est-ce que dans votre enfance, vos parents et grand-parents étaient affectueux et tendres avec vous ?
Maman, oh oui ! Elle était tendre. Mon père moins. Il nous aimait mais il ne le montrait pas. Ma grand-mère maternelle (Marie Barifi veuve Therme, qui est décédée en 1955 à 95 ans) était venue nous garder en 1932 après le décès de notre mère. C’est elle aussi qui est venue m’aider après la naissance de ma première fille ! Elle était venue à pied, à 80 ans, avec cette montée de 3km jusqu’à la maison forestière. Elle se levait de bonne heure. Je lui disais "Grand-mère qu’est-ce que tu fais ? -Je lave les couches pour t’éviter du travail". A l’époque on emmaillotait les bébés dans des couches de tissu. C’était beaucoup plus de travail que maintenant. Ma grand-mère a fait plusieurs séjours à la maison forestière : elle s’y plaisait. Elle allait voir le garde forestier arabe, sa femme, les enfants. Là-haut elle était tout heureuse.
12-Autour de chez vous, à Tébessa, il y avait des animaux ?
Mon père, Jean Bussetta, aurait voulu même des lapins. C’était une vraie ferme avec des cochons, des poules. Il y avait des employés qui s’en occupaient. Je vous montrerai des photos. Du reste Tébessa était antiquement une belle ville romaine avec des colonnes, le temple de Minerve, la porte Caracalla, et une « basilica » c’est-à-dire pour les romains, un grand bâtiment public.
13-Vous avez conservé des objets de votre maison algérienne ?
On est parti si vite en 1955 ! On a tout vendu.
J’ai encore un plateau tunisien en cuivre, au mur, à gauche de mon buffet. C’est le seul plateau tunisien qui me reste
Et il y a aussi un plateau plus grand, algérien, qui est sur la table basse.
D’Algérie on a emporté ce plateau, une couverture, un tapis, le petit brule-parfum et c’est tout.
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Le reste de ce qui m’entoure, le chaudron, l’horloge viennent de Chabrillan et de la filature de soie désaffectée que mon beau-père Maillet avait achetée pour que nous y passions les vacances. Il avait aussi acquis un pré planté de noyers dont il avait fait faire des meubles
Le buffet <docxx
et la table de la salle à manger sont en noyer massif. La sculpture de l’aigle qui saisit un oiseau est tirée d’un pied de vigne. Elle vient aussi de Chabrillan près de Crest. Ici au mur à droite, derrière Nicole et Joelle
14-Vous êtes arrivée ici avec peu de matériel. Comment s’est fait le choix de Saint-Auban ?
Nous sommes arrivés en décembre 1955 sous la neige. C’est Monsieur Denis Reynier qui nous a accueillis et nous a ouvert l’appartement ici. C’était un tel changement ! J’ai pleuré pendant des jours. Mais pour mon mari aussi. C’était un grand changement et un tout autre travail : En Algérie, il avait des kilomètres à surveiller. Il avait demandé son rapatriement dans les Eaux et forêts de la Drôme puisqu’il avait une maison près de Crest. Mais le poste de Crest était occupé. Il y avait les postes de Lachau et de Saint-Auban. On lui a dit "Ne prenez pas Lachau, il y fait très froid". Il pensait y rester 2 ans puis demander son changement. Mais je suis tombée malade et on est restés.
On aurait pu aussi rester à Tébessa. On disait à mon mari : "Ne pars pas, il ne t’arrivera rien." Les Arabes regrettaient mon mari. Pendant "les événements" (maintenant on dirait franchement "pendant la guerre d’Algérie") il y avait de grands bandits et on avait des incendies provoqués sur les charbonnières. Le charbon était volé pour être revendu.
En 1961 Thierry est né. Hélas quand il avait deux ans, son papa est décédé. C’était en 1963, le 23 mars. Jean Maillet mon mari, avait quatorze ans de plus que moi. A son décès, je n’avais plus de courage. On me disait " partez !". Mais je suis restée et me voici depuis 55 ans dans ce village.
Thiery Maillet, le jour des 90 ans de sa maman. anniverdaire feté publiquement , salle de la Porte basse.<docxx
15- Vous n’êtes jamais retournée en Algérie ?
Non. La maison a été détruite.
16- Pour la santé, comment s’organisait-on dans votre famille ?
On soignait avec des médicaments simples : des cataplasmes à la moutarde, des ventouses, de la teinture d’iode, de l’huile de foie de morue, du stérogil une fois par an, du grog avec du miel. Quand j’étais jeune, j’étais très maigre ; je ne voulais par manger. On me proposait de gober des œufs et des steaks bien saignants !
Témoignage recueilli par Colette Kleemann et imprimé pour les obsèques d’Yveline le 2 décembre 2014, texte revu en 2023 avec ses filles Mathilde Grava (Mado), de son vrai prénom Mathilde comme ma mère)
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et Nicole Grasselli <docxx
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On avait feté l’anniversaire d’Yveline d’abord chez elle avec ses filles, ses amies et le club de la Renaissance : Il y avait Jacqueline Rivet, Françoise Rochas, Chantal Tourniaire, Joelle Rochas mais aussi des messieurs : Lucien Rochas et Jean-Louis Ravoux. Puis, avec bien d’autres , nous lui avons souhaité ses 90 ans, salle de la Porte basse.
Questions qu’on aurait voulu aborder plus en détails :
L’école : les excusions, les devoirs, le certificat. Les jeudis, l’aide dans la maison et aux champs, comparaison avec l’aide assurée par les garçons, les travaux habituels. Les vêtements (qui les choisit ? critères du choix, qui lave le linge et comment ? La puberté. L’apprentissage des valeurs de vie (rectitude, confiance/méfiance, morale du travail, apprentissage de la sexualité, valeur de la virginité etc.) Les fréquentations les prétendants, les rencontres (fêtes votives ?) Les mariages arrangés ou contrés. Les fêtes et cérémonies. Les rapports de voisinage, les parents, les visiteurs, le partage du travail dans le couple, le pouvoir décisionnel, la disposition de l’argent, les enfants. La communication dans le couple (entente/dialogue/dispute). La santé, la maladie, les remèdes employés, qui soignait les vieux parents ? Les travaux des champs et les élevages.