Le cimetière protestant de Saint-Auban comprend 14 tombes et 15 différents noms de familles. Ces patronymes apparaissent ici en jaune. D’après les registres d’inhumation de 1902 à 1992 (dernière inhumation en ces lieux), il y a 51 personnes ensevelies depuis 1902. Pour les années précédentes, les archives déposées à Valence ne sont pas encore accessibles. Mais comme le cimetière a été créé avant 1860, on peut supposer que le père et la mère au moins) de ces 51 personnes y sont aussi ensevelies. Cela permet d’évaluer à plus de 150 les personnes qui seraient ensevelies dans ce minuscule carré. Notre but est d’évoquer pour chacune des 14 tombes ce qu’on sait encore sur ces familles protestantes et de recueillir des anecdotes ou des détails de vie.
En jaune les noms effectivement lisibles. En gris d’autres personnes de leur famille, le plus souvent ensevelies à Saint-Auban d’après le Registre des inhumations, 1902-1992.
d’abord recueillis lors des journées européennes du Patrimoine en septembre 2009,
puis complétés au fil du temps.
Deux choses rares :
Les cimetières protestants sont rarissimes. Or il y en a deux dans la vallée de la haute Ouvèze. Un ici, l’autre à Sainte-Euphémie, à 4 km.
Ensuite il est rare qu’on s’applique à revigorer le souvenir d’un collectif de défunts dans un même village, en rassemblant les récits, les anecdotes et tout le patrimoine oral à disposition, à côté de photos de famille et de documents d’archives.
Cette évocation des protestants ensevelis propose au visiteur un va et vient par la pensée et le regard entre ce petit cimetière et les fermes qu’ils habitaient sur le versant que l’on voit de l’autre côté de la vallée. Nous avons recueilli des souvenirs rapportés par leurs familles ou par les voisins. Les récits sont plus anecdotiques que parfaitement étayés par les documents ou la chronologie. Du moins reflètent-ils les informations ou les points de vue subjectifs des contemporains vers 2010-2022. Entrons.
Depuis quand le cimetière existe-t-il ?
Ce petit coin tranquille, presque romantique, au dessus du village, avec ses vieux cyprès et ses tombes en simple terre, existe depuis 1860 au moins, date de la création de 2 cimetières par la mairie lors de grands travaux. Cette date de 1860 est importante pour Saint-Auban. C’est le moment de grandes modernisations : adduction d’eau depuis Le Charruis, avec prise principale dans les gorges de La Rochette, création de deux fontaines : celle d’en haut, place Montferrane, et celle d’en bas, installée entre les deux cafés « du bas ». Quelle épargne de fatigue de ne plus devoir aller chercher l’eau par la Porte de l’eau jusqu’au Charruis ! Mais le changement majeur vient du désenclavement du village : Par la destruction à la dynamite du rocher de pointe, on crée une ouverture permettant de faire passer la route D546. Le maire et notaire Félix De Lachau, descendant de protestants ayant abjuré, s’emploie auprès du préfet pour que Saint-Auban ne soit plus un village en cul de sac. Auparavant, la route côté Sud montait vers la Porte Peiche et s’arrêtait sur la place Péquin d’où il fallait redescendre par le même chemin vers les Garennes. Ou alors on entrait par le côté Nord : un gué (« la planche » à coté du Chatelard) permettait de monter de l’Ouvèze jusqu’à la Porte Basse.
Outre ces améliorations spectaculaires et en application de la proclamation de la liberté religieuse (10 juin 1804), on procède à la réouverture d’un Temple protestant (1836). A cette réapparition légale des Protestants correspond immédiatement en symétrie un effort de représentation de la communauté catholique : l’église sera agrandie de deux arcades ; son ouverture sera déplacée vers l’Ouest et sa surface amplifiée de tout l’espace de l’ancien cimetière. Les tombes sont transférées vers un nouveau cimetière (catholique), créé hors les murs, dans les châtaigniers, à l’écart des habitations comme le prévoyait la loi depuis déjà 1804. En parallèle il sera créé aussi un cimetière protestant à 50 m au dessus du nouveau cimetière catholique. Auparavant et pendant toute la période de leur interdiction, les Protestants enterraient leurs morts dans leur propriété « en campagne », selon les rapports de l’officier de justice qui devait constater les ensevelissements.
Combien de personnes sont-elles inhumées dans un si petit espace ?
Sur les 13 stèles nominales (outre 3 plaques appuyées au mur, sans date, illisibles ou détériorées), on compte un total de 15 noms. Mais d’après le Registre (1902-1992) des inhumations protestantes (RIP) dont nous possédons copie, on compter 51 personnes depuis 1902 dont une quarantaine pour lesquels les prénoms ne sont pas spécifiés sur les stèles. Les registres précédant l’année 1902 sont déposés aux Archives de Valence et pas encore accessibles. Nous pensons cependant qu’une évaluation approximative permet d’ajouter au moins les 2 parents (sans même compter les collatéraux) ce qui porte à plus de 150 personnes le nombre de ceux qui partageraient cette terre d’ancêtres (sauf pour ceux ensevelis dans leur propriété ou sur d’autres communes).
Il y en revanche 5 patronymes dont les stèles manquent complètement mais se trouvent, selon le registre, inhumés à Saint-Auban : ce sont les Bernard, Galland, Jouve, Plumel, Rolland, Seymard. Ces noms sont bien consignés dans le registre mais pas de traces sur des stèles. De nombreux prénoms ne sont pas spécifiés. Le corps a tout simplement été ajouté dans le sol de la tombe familiale. Parfois conformément au désir de ne rien laisser derrière soi : Poussière, tu retourneras à la poussière jusqu’au jugement dernier. Parfois aussi, on ne pouvait transporter la stèle chez le graveur pour la compléter ou bien encore l’espace manquait ou l’argent pour financer une nouvelle plaque. On épargnait parfois l’espace en abrégeant les mots. Sur la plus ancienne des tombes, vers le centre, à gauche des cyprès, on notera que Joseph Brachet devient Jh et Louis est abrévié en Ls.
De quand date la plus ancienne des tombes ?
La plus ancienne des plaques tombales que l’on puisse lire date de 1881. C’est justement celle des Brachet (Tombe n°6 sur notre du plan). Joseph Brachet y est enterré en 1881. Sur la même stèle, Louis Brachet, peut être son fils, est décédé le 14 mars 1926 à l’âge de 82 ans (donc né en 1844). Ce serait la date de naissance la plus ancienne parmi les 25 noms lisibles. Ce ne sont pas des Brachet des Mourres qui, eux, sont enterrés au cimetière protestant de Sainte-Euphémie. Les Brachet ensevelis ici habitaient sur la place Péquin. Octave y était cafetier, Elie était facteur.
Quel est le style des tombes ? Y a-t-il un art funéraire particulier intéressant pour le patrimoine ?
Tout est sobre, quelques bas reliefs de roses, style années 40, en art déco tardif. La stèle n°6 des Brachet montre un adulte enseignant à un enfant à lire dans la Bible, acte indispensable pour protestant (La Bible était conseillée pour les catholiques seulement dans sa version latine, excluant les versions françaises jusqu’au concile du Vatican II en 1962). En ce sens le bas relief de cette pierre tombale est exceptionnel et demanderait consolidation.
La pierre tombale des Rochas est celle d’un tailleur de pierres connu, Mr Long, installé en son temps aux Pilles, près de Nyons. Son style géométrique est répertorié dans les études de monuments funéraires du Sud de la Drôme.
Les deux stèles des Arnoux (Tombes 4 et 11 de notre plan) sont de facture identique.
Elles ont été sculptées ensemble après 1940, année du triple décès de Herminie, Yétha et Émilie Arnoux (et aussi de leur cousine Eugénie Rochas née Ponçon comme Yétha. Dans ce cimetière, pas de caveau, pas de revêtements de marbre. Le cercueil est mis en terre à côté du dernier défunt de la famille, parfois au même endroit qu’un ancêtre mort depuis longtemps. Une vertèbre, un osselet ré-affleurent à la surface du sol : la terre siliceuse et acide désagrège tout le reste en 20 ans, au contraire des terres calcaires chaulés qui conservent les corps, comme à Montguers par exemple où les anecdotes ne manquent pas sur la bonne conservation des corps, parfois constaté lors de travaux de restructuration.
Notons par ailleurs, que selon la tradition protestante, une citation biblique termine souvent la plaque commémorative. C’est le cas pour les tombes 5 et 8 des Chastel-Ponçon et des Rochas.
Y a-t-il une tombe par famille ?
Non, car il y a 2 tombes d’Arnoux et plusieurs tombes où sont ensevelis des Brachet. Mais ce qu’il faut savoir c’est que la presque totalité des personnes ensevelies sont apparentées. Même la tombe n°1 d’Amélie Laurent, est liée à celle de la tombe voisine des Guillaume puisque sa mère s’appelait Marie Guillaume. De fait, on trouve toujours un lien de parenté entre les noms. Ainsi passe-t-on des Servant aux Brachet, des Brachet aux Arnoux, des Arnoux aux Ponçons, des Ponçons aux Rochas, des Rochas aux Brusset, des Brusset aux Crozet, mais aussi des Brachet aux Aumage ; des Arnoux aux Brusset et des Ponçon aux Chastel et aux Morenas. On se marie entre protestants. Les communautés religieuses cultivent leur différence. Encore dans les années 1930/40, selon l’expérience de Simone Tourniaire, élève de l’école communale, « on ne se serait jamais assise à côté d’un protestant ».
Outre les protestants du lieu, d’autres venaient-ils d’ailleurs et de quelle façon ?
Il est connu que les stratégies de parentés sont régies par trois motifs principaux : la gestion des biens de survie, la santé des intéressés (qui évite les consanguins) et la religion. Vu la limitation des déplacements dans les temps anciens, ce sont les personnes qui voyageaient qui pouvaient suggérer un bon parti dans un autre lieu. C’était le cas des pasteurs. Pour Saint-Auban, la résidence pastorale se trouvait à Sainte-Euphémie. Mais le pasteur desservait bien plus loin, au-delà même du Col de Soubeyrand, dans les paroisses de La Motte-Chalencon, La Charce, Rémuzat, Villeperdrix, Léoux, etc.
Quel était le rôle des pasteurs dans la vie des familles ?
Le pasteur était à même de juger la situation de paroissiens éloignés et de suggérer une bonne alliance, du moins selon les 3 critères sociologiques standards énoncés plus haut (religion, santé, propriété, dans l’ordre que l’on veut quoique les analyses sociologiques montrent que l’appartenance à un classe sociale du point de vue de la richesse passe toujours au second plan par rapport à l’importance de la religion). Probablement ces mariages arrangés, peu marqués a priori par un amour fusionnel passionné, obtenaient cependant le consensus des intéressés. En principe exogames (sauf dans des cas de cousinage par exemple entre Élisa Brusset et Aimé Arnoux), ces alliances sont parfois renforcées par un double rapprochement. Par exemple deux des filles de Pierre Rochas (le colporteur de Bibles qui s’était marié à la Galane) épousent deux fils Brusset : même religion, double solidarité et concentration des biens. Le Pasteur arrange parfois les choses dans l’urgence : Une femme enceinte abandonnée trouve rapidement un époux à la fois célibataire travailleur et futur héritier d’une ferme. De la sorte les moyens de subsistance sont aussi assurés. Dans d’autre cas, tout est longuement préparé : la fille d’une ferme isolée à Justillane convole par entremise du pasteur avec un époux distant de plusieurs heures de route et natif des Bertrands, derrière Chalencon. Le contrat se fait après de solides transactions entre les parents du futur mari et ceux de la fiancée : Chacun fera don d’une avance sur héritage pour qu’ils achètent une belle ferme au Pouzet (à d’autres protestants, les Mourier qui justement vont s’installer à Sainte-Euphémie).
Ainsi nous aurons des Chastel (Justillane)- Ponçon (Chalencon), des Seymard-Rochas (Chalencon), des Rochas-Ponçon(Chalencon), des Brusset-Court (Sainte Euphémie), des Morenas-Ponçon (Léoux), des Arnoux-Ponçon (Villeperdrix), des Rochas-Bois (Léoux), tous ces lieux d’origine sont aussi des lieux de prédication du pasteur. Il connaît personnellement les deux parties. Son conseil actif s’étendait, bien au delà des arrangements matrimoniaux, aux projets même de vie des jeunes paroissiens et à leur profession. Nous verrons le cas de la formation d’infirmières missionnaires protestantes à une époque, avons-nous noté, où les maris potentiels ont été décimés par la guerre de 14-18. Effectivement, ces infirmières (Eugénie Rochas et Emma Ponçon) envoyées dans les missions lointaines du Liban ou de Tahiti ne se sont pas mariées pas.
Quel est le sens de cette enquête ?
Ces pages veulent transcrire pour les conserver les bribes orales que nous pouvons transmettre sur ceux qui nous ont précédés. Redire leurs noms, c’est les tirer de l’oubli, c’est redonner vie à ce qu’ils ont voulu être et donner force à nos racines. En évoquant ce que nous savons des personnes ici enterrées, nous partageons leur expérience de vie.
Quel intérêt de présenter ces souvenirs en les liant à un pèlerinage de tombe à tombe ?
Le premier avantage est de rythmer l’avancée dans l’évocation de nos anciens et de lier les informations sur eux avec l’avancée physique dans le cimetière. La structure est simple, ni chronologique, ni historique mais topographique. Cependant en regardant par-dessus le mur du cimetière, nous ancrons par nos yeux nos remarques dans le paysage qui nous entoure. Cela donne une stabilité entre passé et présent car le paysage ne change que lentement alors que les familles ont pu déménager au temps du dépeuplement rapide des campagnes. Il a une permanence presque géologique dans les lieux dits : les Moures des Brachet et des Morenas ; l’Antane et le quartier de Loche des Rochas, le Ranc des Galland et des Clair, le Pouzet des Mourier, des Ponçon puis des Bec, Le Pouzet encore ou la Tuilière et la Ciresse des Arnoux, le moulin du Pont des Brusset. Nous pouvons effleurer des yeux dans la colline en face, les fermes où travaillaient ceux qui sont couchés ici, même si d’autres maisons et d’autres propriétaires se sont ajoutés..
Pourquoi les protestants habitent-ils tous hors du village ?
Effectivement on note que les fermes sont toutes de l’autre côté de l’Ouvèze sur la rive droite, à l’adret ; les Protestants habitent hors du village, isolés, sans la protection moyenâgeuse des remparts, mais en revanche protégés… contre les surveillances et dénonciations habituelles après les conversions forcées. Car les nouveaux convertis (les N.C. comme on les appelait) étaient contraints à la confession et à la communion au moins une fois par an, pour Pâques. Mais lisaient-ils encore la Bible en cachette ? Chantaient-ils des Psaumes, des cantiques comme l’a signalé Simone Chastel dans une anecdote sur une ancêtre Brunel-Tourniaire proposant à son mari de chanter un cantique pour mettre fin à leurs disputes « Venes aqui, cantaren un cantique ». Nous avons précisé, à propos de la décoration de la tombe 6, que lire la Bible rendait suspect celui qui avait signé son abjuration afin de ne pas être envoyé aux galères et perdre ses biens. Lire la Bible en français était interdit. La version française était encore à l’Index en 1864 dans le Syllabus de Pie IX et la lecture n’était encouragée que dans la version latine de la Vulgate ou dans les extraits compilés dans le missel. Autre preuve de conversion authentique : les N.C faisaient-ils vraiment maigre le vendredi ? A coup sûr, habiter hors les murs signifiait certainement moins de possibilité de contrôle de la part des membres de l’église catholique romaine, consuls et curé en tête. Les fermes lointaines échappaient à leur surveillance. On a vu, dans un tout autre contexte, l’avantage des fermes isolées pendant la seconde guerre mondiale lors de la formation des maquis. Les fermes loin du village avaient plus de latitude pour agir à contre-courant, ravitailler en vivres ou cacher des armes de maquisards.
Quel autre avantage avait le fait d’être à l’adret, sur le versant ensoleillé ?
Le fait que ces fermes soient sises au soleil avait peut-être une conséquence sur leur… santé. Il semble que les protestants, habitant dans les campagnes plus au soleil en face du village vivaient plus longtemps ! Janie Arnoux, professeur de latin grec à Aix-en-Provence, qui a étudié ses ancêtres Arnoux sur 3 siècles, remarque la longévité particulière de ses ancêtres protestants par rapport à ceux catholiques, les Constantins. Les habitants installés dans le village (exposé vers le nord) ou dans les terres inondables ou plus humides semblent décéder plus jeunes. La tuberculose faisait des ravages. L’adret ensoleillé était-il mieux loti ? Ou encore doit-on plutôt supposer que des caractères entraînés à la contestation mentale, à la résistance atavique, à la différenciation idéologique bien organisée en groupes solidaires par les doubles liens de voisinage et de parenté, survivent plus longtemps que les autres ?